La mobilisation croissante du droit et de la Justice se manifeste dans de
nombreuses sphères de la vie sociale. Les « affaires » de santé
publique comme le sang contaminé ou l’amiante, largement relayées et véhiculées
par les médias, sont des symptômes d’une quête de transparence dans la gestion politique, mettant en cause des hommes
politiques tout comme les chefs d’entreprise et experts. Les associations au
service de groupes marginalisés ou de « minorités » se multiplient,
usant du droit pour faire valoir leur cause ; la Justice est aujourd’hui
introduite jusque dans les écoles : les recours au juge semblent
constituer l’ultime moyen de faire régner l’ordre et l’équité, alors que le
tissu social se délite progressivement. La judiciarisation du social, dans la
sphère privée comme publique, est l’illustration d’un changement des
mentalités ; le nombre de conflits est-il en augmentation ou cette
évolution constitue-t-elle l’aveu de l’incapacité généralisée à traiter les
conflits sociaux par le dialogue et la négociation ? Le droit devient-il
le seul moyen de se faire entendre ?
De manière générale, la judiciarisation peut se définir comme le
processus au cours duquel « un traitement juridique ou judiciaire se
substitue à un autre mode de régulation sociale». Après
le déclin de l’autorégulation sociale par des institutions traditionnelles
comme la famille et l’école, une partie de la régulation sociale se déplace
aujourd’hui de l’Etat Providence vers la sphère judiciaire. Nous envisageons
ici le terme « société de droit » en tant que société régie et
régulée en grande partie par le droit, comme résultat d’un processus de
judiciarisation. Antoine Garapon parle de « juridictionnalisation de la vie collective » pour désigner ce
phénomène dans lequel « Le juge se manifeste – voire contrôle – dans un
nombre de secteurs de la vie sociale chaque jour plus étendu. ».
D’où provient cet engouement généralisé pour le judiciaire, et surtout,
quels changements exprime-t-il et quelles en sont les conséquences sur les
moyens de contrôle et de régulation de la vie sociale ? La judiciarisation du social est-elle une
conséquence de la crise de représentation actuelle, et le droit une source
légitime de revendication sociale ? Le judiciaire prend-t-il le pas sur le
politique, en s’imposant dans un nombre croissant de sphères, privées comme
publiques ? Enfin, qui sont les acteurs impliqués, habilités à faire
valoir, ou pas, les intérêts d’une minorité par l’usage du droit ? Sans
focaliser sur les acteurs issus su champ proprement juridique, nous
tâcherons de montrer comment le droit devient une ressource pour une
multiplicité d’acteurs, sociaux et politiques. Leur investissement croissant
dans les causes sociales peut être perçu comme une réponse aux demandes par
certains secteurs sociaux d’une défense de leurs droits, mais aussi comme le
résultat d’un construit qu’ils auraient eux-mêmes généré en rendant visibles
des problèmes jusque-là non définis comme tels. Il faut donc se demander quels
effets produit la judiciarisation sur la participation de la société à la
création et à l’application des droits sociaux, mais aussi quels
« intermédiaires » rendent possibles ces évolutions.
Dans un premier temps, nous nous efforcerons non seulement
d’étudier ce phénomène de judiciarisation comme expression et résultante d’une
nouvelle demande sociale – et ce, en relation avec les évolutions supposées de
l’Etat – mais aussi de nous interroger sur les implications d’un tel processus
pour la démocratie c’est-à-dire, ses répercussions sur la participation de la
société à la création et l’application de ses droits, notamment sociaux. Nous
analyserons ensuite les caractéristiques des nouveaux entrepreneurs de droit
issus des champs social et politique.
Exposé sur droit et société:
Droit_et_Soci_t_.pdf