5. Les logiques d'action : Les auteurs se placent
5. Les logiques d'action :
Les auteurs se placent dans la continuité de l'analyse stratégique : l'organisation réunit des acteurs ayant des intérêts particuliers et devant travailler à un objectif qu'ils partagent plus ou moins. Il peut exister une opposition (partielle) entre les intérêts propres de chacun et l'objectif commun. Ainsi agir ensemble passe bien par le conflit et la coopération. Les conflits de pouvoir sont omniprésents dans les organisations et vont de pair avec la recherche d'accords[14]. Pour les auteurs, l'analyste doit identifier ces mécanismes stratégiques et coopératifs, pour y parvenir il doit avoir recours à plusieurs modèles théoriques différents de manière à utiliser le modèle le plus apte à expliciter les différentes logiques en présence.
Les auteurs définissent schématiquement le concept de logique d'action de la façon suivante : « Acteur + Situation d'action = logique d'action» (p.204).
L'acteur a ici, non seulement, les caractéristiques de l'acteur tel que Crozier et Friedberg le définissent, mais il a également une dimension identitaire, culturelle et social-historique (son parcours et son expérience professionnelle). Par ailleurs, l'acteur est aussi immergé au sein de groupes, qui possèdent une vie propre et dont les comportements relèvent d'une logique spécifique. Enfin, l'acteur n'échappe pas à ses pulsions. L'acteur est donc également groupal et pulsionnel. Par ailleurs, la notion d'acteur est élargie à celle de l'actant, notion empruntée aux sociologues de la traduction ou de l'innovation, M. Callon et B. Latour.
Une méthodologie compréhensive : Comme dans la théorie de l'analyse stratégique, et à l'instar des conventionnalistes Boltanski et Thévenot, de même que les sociologues de la traduction, Callon et Latour, les auteurs choisissent une méthodologie compréhensive. C'est à dire qu'ils accordent une grande importance à l'entretien avec les acteurs et considèrent leur parole comme fondamentale : les analystes se doivent de rester absolument fidèle au contenu de la parole de ces acteurs et ne pas chercher à discerner dans leur propos une vérité cachée. Ils ne doivent pas porter de jugement de valeur (neutralité axiologique inspirée de l'analyse stratégique), ni juger de ce qui est vrai ou faux (neutralité épistémologique inspirée de la sociologie de la traduction).
La situation d'action renvoie pour partie au « contexte historique et institutionnel »[15] (p.210), qui apporte un éclairage intéressant et permet de mieux comprendre non pas expliquer, i.e. pas de déterminisme le comportement des acteurs, et à l'analyse de l'usage de symboles, de mythes dans le discours des acteurs. De plus, la situation d'action est fonction de la structure de l'organisation[16], ce que les auteurs nomment le dispositif de la situation, et de l'histoire de l'entreprise (ses succès, ses échecs ; les accords, compromis et controverses passées au sein de l'entreprise).
Outre cette posture théorique basée sur la pluralité des théories et des modèles d'analyses, les auteurs vont s'attacher à donner un schéma méthodologique des logiques d'action, à l'usage des analystes. En effet, l'intervention est un point essentiel dans la théorie des logiques d'action : le sociologue - analyste doit abandonner une position d'observateur extérieur à l'objet de son étude, il doit agir et s'impliquer auprès des acteurs dans une posture critique au profit de l'explication.
La grille d'analyse proposée, volontairement schématique, comprend trois phases :
- la contextualisation :
Réalisation d'un diagnostic à l'aide d'études et d'interviews
- les possibilités d'accord :
Repérage de ce qui permettra une convergence entre actants (actant central, espace ou objet pouvant servir de support de convention).
En particulier, il faut ici repérer quelles sont les traductions, les glissements à opérer pour modifier le système d'action concret.
- la conduite du changement :
Restitution du diagnostic et des études sur les possibilités aux intéressés, échanges avec eux.
Engager le processus de changement[17]
Suivi des actions engagées en veillant à ce que tout se déroule dans la transparence
6. Commentaires :
La démarche adoptée dans cet ouvrage permet une réelle prise en main des théories sociologiques des organisations par les non experts. Les premiers chapitres rappelant les grandes lignes des théories existantes sont d'autant plus intéressants qu'ils sont faciles d'accès pour le lecteur. Les chapitres concernant les économies de la grandeur et la sociologie de la traduction sont en particulier très clairs et précis : en témoigne le tableau p.88 présentant « les mondes communs » ou la narration du cas Aramis et de la controverse au sujet de la génération spontanée. De fait, compte tenu de leur parcours, les auteurs s'inscrivent de plein pied dans le monde industriel. On comprend d'autant mieux leur démarche et en particulier leur volonté de voir une sociologie de l'intervention se dessiner. Pour eux l'analyste se doit d'intervenir, ou comme le dit Gilles Herreros dans Pour une sociologie d'intervention : « Venir entre et parmi les acteurs d'une situation afin d'établir, notamment au moyen d'une plus-value cognitive et/ou affective, une relation qui puisse être aidante ».
Etant encore novice en sciences sociales, cet ouvrage constitue pour moi un premier pas. Le fait d'aborder l'ensemble des principales théories de la sociologie des organisations est donc des plus profitable, et mes notes de lecture viendront compléter efficacement mon cours.
Personnellement, j'ai vraiment apprécié le troisième chapitre : les explications concernant l'apparition de la sociologie de la traduction et le positionnement de Callon et Latour dans le débat épistémologique de l'époque et, plus encore, la narration, doublée du découpage en dix étapes principales, du cas fondateur des « coquilles Saint Jacques de la baie de Saint Brieux ». C'est avec un réel plaisir que j'ai lu ce chapitre dans la mesure où c'était pour moi, qui ai suivi le cours optionnel de Controverses de première année, une redécouverte de cette 'école de pensée'.
En ce qui concerne les logiques d'action en particulier, la méthodologie proposée est intéressante et il semble qu'elle soit aujourd'hui assez largement utilisée si on s'en réfère au nombre d'entreprises ou d'institutions qui considèrent cet ouvrage comme une base de travail. Si j'avais une critique négative à formuler, elle concernerait le manque de présentation concrète des logiques d'action, le seul cas Bolet ne me semble pas suffisant. Par ailleurs, les auteurs n'ont pas mis ici en exergue des types de logiques d'action particuliers. Malgré tout, leur démarche de décloisonnement et d'opérationnalisation est à souligner et, à mon avis parfaitement réussie.
Enfin, les développements apportés par cet ouvrage nous seront utiles dans le cadre du projet que nous avons à réaliser autour de l'ARENTPE. Mais aussi, certainement dans nos futures activités professionnelles où notre expérience quotidienne fera écho aux notions de contexte, d'acteurs et d'actants, de stratégie, de traduction, de réseaux, de transparence et de logiques d'action.
[1] IAE : Institut d'Administration des Entreprises, Université Lyon III
[2] GLYSI-SAFA : Groupe Lyonnais de Sociologie Industrielle Sociologie et Anthropologies des Formes d'Action, CNRS Université Lumière Lyon II
[3] CREA : Centre de Recherche et d'Etudes Anthropologiques
[4] OREM : Organisation et Relations d'Emploi
[5] Respectivement : théorie de la Contingence, des Règles du jeu ou Régulation, de l'Analyse Identitaire
[6] la culture est entendue comme « somme d'apprentissage sociaux et de projet ( ) appartenance sociale, au positionnement dans le champ des rapports sociaux des différents acteurs » (p.113)
[7] « La sociologie des logiques d'action telle que nous la concevons va de pair avec l'intervention en entreprise » (p.227)
[8] L'acteur est stratégique : il a ses propres intérêts, pour la réalisation desquels il développe une stratégie, en fonction des ressources dont il dispose, dans le cadre d'un jeu d'acteurs basé sur des relations de pouvoir.
[9] « ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables », définition donnée par Crozier et Friedberg dans L'acteur et le système et citée p.38
[10] A partir de critères tels que : le principe supérieur commun, l'état de grandeur ou l'état de petit, ils dénombrent six mondes théoriques : inspiration, domestique, opinion, civique, marchand, industriel (c.f. p.88).
[11] Actant : humain, ou non humain (animal ou objet) dans la mesure où celui-ci peut agir dans le système d'acteurs (exemple : les coquilles St Jacques, c.f. « Le marin, la coquille et le chercheur » p.150 et suivantes)
[12] Reformulation d'un problème de sorte qu'il intéresse l'ensemble des acteurs concernés et que ceux-ci le considèrent comme acceptable (c.f. p.135 def. donnée par Callon : relation symbolique « qui transforme un énoncé problématique particulier dans le langage d'un autre énoncé particulier » )
[13] Repérer ce qui unit et ce qui sépare, pour aboutir à une problématique susceptible de produire la convergence des acteurs concernés.
[14] « la collaboration ne fait pas disparaître les calculs, les tensions, les oppositions, les controverses » (p.115)
[15] A. Touraine : SAH, Système d'Action Historique (c.f. note de bas de page p.212)
[16] « Une situation, selon les systèmes d'équivalences qu'elle mobilise, selon les actants qui la composent, fournit un champ dont on ne peut dire qu'il est un espace de tous les possibles » (p.214)
[17] Cela renvoie à la sociologie de la traduction: problématisation, porte-parole, réseau intra organisationnel
« De puzzle (l'atelier, la cellule Etude ), l'entreprise devient réseau » (p.239)