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Sociologie, Réflexion, Vers une ouverture d'esprit ...
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18 février 2005

Le Débat. - Qu'est-ce qui permet de parler d'un

Le Débat. - Qu'est-ce qui permet de parler d'un changement d'ère climatique ? Qu'est-ce qui le définit ?

J.-M. J. - Dans le passé, un changement d'ère climatique, cela a été quelques degrés de différence de la température planétaire moyenne. Actuellement la température moyenne de la planète est de 15°C. Lors d'une ère glaciaire, elle est de 10°, et avec ces cinq degrés en moins, le visage de la terre est complètement différent. La France est une steppe avec un sol gelé en permanence qui interdit l'agriculture. Il y a un glacier de 3 km d'épaisseur sur l'Allemagne, et on peut passer à pied sec de France en Angleterre, parce que le niveau de la mer a baissé de cent vingt mètres. Les précipitations en Europe sont divisées par deux. Dans l'autre sens, c'est-à-dire cinq degrés en plus, on ne sait pas exactement, à dire vrai, ce que cela pourrait être, parce que cela serait une élévation sans précédent pour notre espèce. Nous savons néanmoins que cela sera un changement d'ère climatique, et qu'au lieu de s'étaler sur dix mille ans, comme une sortie d'ère glaciaire, ce réchauffement se ferait en un siècle. Avec une telle élévation, cela "casserait" d'un peu partout, sans que la science puisse dire à l'avance où et quand précisément. Il est même assez certain qu'une bonne partie des mauvaises surprises ne sera connue qu'au moment de leur apparition. Compte tenu des constances de temps, il est en outre certain que lorsque la situation commencera à nous paraître insupportable, elle continuera à empirer ensuite. L'inertie du processus est telle qu'il n'y a pas de réversibilité à court terme. Ne serait-ce que ce point-là, je suis persuadé qu'il y a très peu d'hommes politiques qui l'ont compris. On ne pourra plus agir efficacement sur le problème quand la situation sera considérée comme insupportable.

Le Débat. - Vous n'avez pas évoqué le recours à l'énergie nucléaire...

J.-M. J. - Je fais partie de ceux qui pensent que le nucléaire est un morceau de la solution plutôt qu'un problème en soi, car il n'émet que très peu de gaz à effet de serre (cent fois moins que le charbon, cinquante fois moins que le gaz). Il pose bien sûr d'autres problèmes, mais ce qui compte, c'est la hiérarchie des risques. Si nous n'avions que ceux du nucléaire civil pour le siècle qui vient, je serais un père de famille heureux. Les problèmes liés à l'énergie fossile : disponibilité et climat, m'inquiètent beaucoup plus pour l'avenir de mes enfants que ceux de l'énergie nucléaire. Comme ils contribuent à consacrer du temps à un problème secondaire, et qu'ils ralentissent le mouvement en ce qui concerne un des éléments de solution au changement climatique, j'espère qu'aucun des opposants actuels au nucléaire civil ne se regardera dans une glace dans quelques décennies - quand la situation commencera à devenir très désagréable - en se demandant : "Mon Dieu, qu'ai-je fait ?". Le nucléaire est relativement jeune, cinquante ans tout au plus, mais le nucléaire d'aujourd'hui n'a déjà plus rien à voir avec la pile de Fermi, et la marge de progrès est encore immense. Encore une fois, ce n'est pas dans le nucléaire civil qu'est ma préoccupation majeure.

Maintenant, l'appel à l'énergie nucléaire n'est pas suffisant pour résoudre le problème, pour deux raisons. Tout d'abord, tant que le postulat de base est que chacun à droit à consommer une quantité d'énergie sans limite, vous ne parviendrez qu'à compenser une partie du problème avec l'énergie nucléaire, et une partie qui croîtra toujours plus lentement que la partie nouvelle créée par l'accroissement des usages. Le nucléaire ne peut pas permettre de faire l'économie d'une réflexion sur la quantité d'énergie consommée par personne. En second lieu, la limitation du nucléaire est qu'on ne peut en aucun cas le mettre en oeuvre à bref délai, une fois mesurées les conséquences de l'utilisation intensive de l'énergie fossile.

En France, après le choc pétrolier de 1974, les dernières centrales nucléaires ont été raccordées au réseau dans les années 1990. Il aura donc fallu 20 ans pour opérer la transition, et ce avec une technologie, achetée aux Américains, qui était déjà développée. Si on devait demain matin quitter le charbon pour le nucléaire aux Etats-Unis, ce qui serait à mon avis une excellente chose, il leur faudrait aussi 20 ans. Changer de fond en comble un système électrique est une affaire de décennies, quoi que vous ayez au départ et à l'arrivée. Ensuite, je ne crois pas au nucléaire dans un système dit libéralisé, où les opérateurs font des investissements qui doivent être rentabilisés sur quelques années. Le nucléaire se rentabilise sur des grands parcs de centrales identiques et sur la durée, ce qui suppose une planification importante, a priori incompatible avec une "libéralisation" où les opérateurs investissent chacun dans leur coin. Enfin le prix d'un kwh d'origine nucléaire a la particularité de comporter une très grosse part d'amortissement de la centrale, et une toute petite part de coût du combustible (moins de 10%). Avec le gaz, c'est exactement l'inverse : vous payez une petite part liée à l'amortissement de la centrale, et le prix du combustible représente 70% du coût du kWh. Au moment de l'investissement, il faut débourser 4 fois plus d'argent pour faire du nucléaire que du gaz (mais comme expliqué plus haut c'est rentable sur la durée). Si vous devez emprunter pour construire la centrale, votre banquier va vous prêter de l'argent pour que vous fassiez du gaz et pas du nucléaire. Un opérateur privé n'a donc que peu d'incitations à construire du nucléaire (ce qui est différent d'acheter une centrale nucléaire amortie, qui est par contre une excellente affaire). Le nucléaire ne me semble donc pas compatible avec la mode actuelle de la libéralisation dont, soit dit au passage, je ne vois toujours pas bien l'intérêt. Je préférerais personnellement qu'on privatise la direction des routes, de façon à ce qu'on ne puisse pas prendre une route sans payer un péage à un opérateur capitaliste qui aurait à rentabiliser son investissement ! Cela me paraîtrait beaucoup mieux pour le climat que de privatiser le parc français de production d'électricité.

Le Débat. - Vous êtes hostile à la privatisation du marché de l'énergie ?

J.-M. J. - Je ne suis pas contre la privatisation en général, mais elle peut très bien être une bêtise dans certains domaines et pas dans d'autres. Pour rester dans le domaine de l'énergie, que l'installation des chauffe-eau solaires relève du domaine privé est parfaitement souhaitable, de même que pour les plombiers. En revanche, qu'on libéralise la production d'électricité, qui est un monopole naturel, cela ne me semble pas souhaitable, car cela aboutira probablement à un oligopole d'acteurs privés, qui me semble moins souhaitable qu'un monopole public. Mais, encore une fois, je ne suis pas contre la privatisation d'une manière générale. Je suis plutôt favorable à la privatisation, par exemple, du fret ferroviaire en France. Cela ne remplacerait qu'une petite partie des camions (quelques calculs simples montrent qu'il est impossible, avec le flux actuel de marchandises, de remplacer la route par le rail), mais permettrait probablement, néanmoins, d'augmenter la proportion des marchandises prenant le train. Mais il serait par contre absurde de privatiser le réseau ferré, voire d'en faire deux concurrents. À ce moment là, vous perdez toutes les économies d'échelle, sur la maintenance, sur les équipements. Si nous avons un kwh peu cher, en France, c'est parce que nous avons cinquante centrales du même type. Si vous allez dans un pays où sont installés plusieurs types de centrales, le coût du kwh, même nucléaire, est tout de suite plus élevé.
Nous avons un système électrique qui marche bien en France : il émet très peu de gaz à effet de serre, fournit un kwh pas cher, présente un taux de défaillance minime, et dispose d'une sécurité respectée. Pourquoi changer un système qui marche ? Il y a assez de choses qui posent problème pour l'avenir de mes enfants pour qu'on laisse tranquilles celles qui fonctionnent à peu près !

Le Débat. - En tout cas, donc, le nucléaire ne peut pas être la solution.

J.-M. J. - C'est un morceau qui me semble incontournable de la solution, mais ce n'est pas toute la solution. Il faut jouer sur trois axes. D'abord, la diminution de la quantité d'énergie consommée par personne. La seule bonne question à ce propos est de savoir si deux fois moins d'énergie, c'est deux fois moins de bonheur ou pas. Le deuxième axe, c'est le nucléaire, et le troisième, ce sont les énergies renouvelables, avec des contributions très variables suivant les pays et les énergies. En France, par exemple, nous avons déjà une production hydraulique importante (la première d'Europe), mais en plus nous pourrions tirer beaucoup du solaire thermique (pour le chauffage et l'eau chaude sanitaire), davantage du bois car nous avons une superficie forestière importante, et je pense qu'à terme nous pourrons tirer des choses intéressantes de la géothermie et du photovoltaïque. Par contre, nous ne tirerons jamais grand chose de l'éolien. Pour le photovoltaïque, à mon sens, il faut encore attendre un peu, parce que la fabrication est encore trop gourmande en énergie, mais il y a une courbe d'apprentissage : un jour, ce sera intéressant.

La géothermie offre un gros potentiel théorique, parce qu'il y a une quantité d'énergie absolument considérable emmagasinée dans les entrailles terrestres, et qu'en refroidissant la croûte terrestre de pas grand chose nous pourrions nous approvisionner pour des millénaires. Les potentiels sont également très variables selon les pays. L'Islande tire à peu près toute son énergie de la géothermie, mais ils ont 300.000 habitants ! L'Autriche tire les deux tiers de son électricité des barrages, la Suisse, la moitié. La Belgique, par contre, ne peut pas espérer grand'chose de l'hydroélectricité ! Une chose est certaine dans tous les cas de figure. Si nous acceptons le principe d'une restriction sur la quantité d'énergie consommée, alors il faut accepter une augmentation de la fiscalité sur l'énergie. Dit autrement, l'acceptation de la diminution de la quantité d'énergie consommée passe par l'acceptation d'une augmentation progressive du prix de l'énergie. Bien sûr, si pour éviter un choc social, il ne faut pas l'augmenter de 50 % demain matin, mais il faut l'augmenter de 3 % tous les ans ad vitam eternam, avec un petit préavis qui permette aux gens de s'adapter. Les industriels savent très bien gérer des contraintes progressives. Mais cela veut dire qu'au lieu de faire 14 000 km par voiture et par an, on en fera moins, etc. À terme, cela se traduira entre autres par une augmentation très significative du coût relatif du transport.

Il y a quarante ans, en 1960, mes parents consommaient, en ordre de grandeur, deux et demi à trois fois moins d'énergie que moi. Est-ce qu'ils étaient pour autant deux et demi à trois fois moins heureux que moi ? Je n'ai pas l'impression. C'est la question qu'il faut se poser.

Le Débat. - La notion de "développement durable" est maintenant consacrée. Est-ce qu'elle est un substitut à la prise de front des problèmes que vous évoquez, ou est-ce qu'elle participe de la prise de conscience que vous appelez de vos voeux ?

J.-M. J. - Elle est à mi-chemin entre les deux. Parmi les gens qui parlent de développement durable, je pense qu'il y a 20% de gens malhonnêtes, 60% de gens qui sont sincères tout en ayant conscience que ce qu'ils font n'est pas la hauteur de ce qui est contenu dans leur discours, et 20% de gens qui sont sincèrement convaincus qu'ils vont faire la révolution. Je ne jette pas la pierre à ceux qui nous gouvernent. Leur schizophrénie apparente ne fait souvent que refléter la nôtre. Pour le moment, la notion de développement durable n'a aucun contenu normatif. Dire " je fais du développement durable ", c'est ne rien dire de particulier, et c'est donc un slogan d'entraînement : "allez-y les gars". On ne sait pas trop où, on ne sait pas toujours pourquoi, et une fois qu'on a dit ça, on n'a pas tout dit. Ce n'est peut-être pas mauvais de le dire, mais dans tous les cas, on ne peut pas s'en contenter.

Comme chacun sait, cette expression est une mauvaise traduction de l'anglais. Il aurait mieux fallu traduire "sustainable development" par "évolution soutenable". L'idée de développement porte en elle l'idée de croissance, qui, mathématiquement, dès que vous avez affaire à une grandeur matérielle, n'est pas durable. En ce sens, l'expression a un effet pervers assez fort. Il y a un certain nombre d'endroits où l'on est sincèrement persuadé que, depuis qu'on fait du développement durable, on a rendu durables les activités existantes. Par ailleurs, je reste perplexe sur la pertinence des indicateurs utilisés. Un gestionnaire efficace désagrège les problèmes, de manière à distribuer des bouts de problème plus ou moins autonomes à plusieurs personnes. Avec le développement durable, c'est souvent l'inverse qui est fait : on agrège l'environnement, le social, et l'économique dans un tout, et on se trouve alors devant un bloc composite ingérable en tant que tel. A côté d'un slogan qui peut être mobilisateur au bon sens du terme, il y a un gros risque d'ajouter à la confusion. L'avenir dira quel est le côté qui l'emporte !

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